lundi 9 mai 2016

Le lien causal entre la fracturation hydraulique et les séismes induits

Le journaliste André Bernard de l'émission Découverte à Radio-Canada a mis en ligne le 6 mai 2016 un très bon texte sur ce sujet. Ce fut également traité dans le court reportage de l'émission diffusée le 8 mai.

On parle de lien causal réel lorsque le nombre d'événements de magnitude 3 et plus augmente de façon significative dans les zones et dans les périodes de temps où se fait la fracturation hydraulique. Ce lien n'est pas systématique: il apparait dans certaines conditions géologiques seulement.

Cette question liant la fracturation hydraulique et la séismicité induite est débattue depuis plus de dix ans. On peut distinguer dans le temps trois périodes durant lesquelles les idées ont changé (y compris les miennes!):

- 2005 à 2010: on a tout simplement nié quelque lien que ce soit. Les promoteurs insistaient sur le très faible niveau d'énergie des micro séismes associés à la fracturation hydraulique (de faible magnitude et perceptibles seulement avec de l'instrumentation spécifique). Les sismologues n'avaient pas non plus étudié suffisamment la question pour apporter un autre point de vue. On était assez d'accord pour estimer que le comportement géomécanique des shales ne permettait pas a priori d'accumuler de l'énergie élastique dans un ordre de grandeur comparable à ce qui se retrouve dans des zones naturellement sismiques. Les séismes se produisent en libérant de l'énergie tectonique accumulée dans des massifs rocheux rigides et profonds d'au moins 5 km. Les opérations de fracturation se situent en général à des profondeurs moindres (1 à 3 km).
Les sismologues réputés, tout en écartant ainsi le lien séismes-fracturation, étaient unanimes d'autre part à reconnaitre un lien indirect entre l'industrie des hydrocarbures non conventionnels et la séismicité induite lorsqu'on fait de l'injection profonde des eaux de reflux de cette industrie. Cela cause des séismes de façon indéniable. Depuis les années soixante ils ont abondamment mis en évidence la séismicité induite par l'injection de déchets liquides dans des puits profonds. Ces puits d'injection, hors des zones d'exploitation des hydrocarbures par fracturation, se situent dans un autre contexte géologique. La très haute pression d'injection et les grands volumes injectés ont créé des grands séismes dévastateurs.

- 2010 à 2015: en Oklahoma, en Grande-Bretagne, en Alberta et en Colombie-Britannique notamment une suite significative de séismes sont enregistrés. De l'équipement sismographique est déployé sur le terrain même où surviennent ces événements*. On a pu ainsi mesurer avec beaucoup plus de précision l'occurence et la position exacte des séismes induits. Des chercheurs spécialisés accordent enfin l'attention requise à l'analyse de ce lien causal direct avec la fracturation hydraulique.

- 2016: les sismologues, qui auparavant avait présumé que le lien séismes-fracturation n'avait qu'une très faible probabilité, pensent maintenant au contraire que ce lien existe. Ce qui a changé c'est l'apport d'évidences et de nombreuses mesures sur le terrain qui prouvent ce lien. Il n'est pas cependant universel; il n'a été mis en évidence que dans certaines régions. Le très grand nombre de puits étudiés et l'apparition de séismicité là où elle était négligeable auparavant rendent maintenant certain ce lien causal. L'énergie dégagée dans les magnitudes 3, 4 et même 5 est infiniment plus grande que l'énergie fournie par la fracturation. La fracturation déclenche des séismes dans des contextes géologiques où des failles naturelles préexistantes sont dans un état de compression-cisaillement et que l'énergie tectonique accumulée est suffisamment proche d'un point de rupture.  L'état actuel du développement de la séismologie ne permet pas encore de mesurer de façon complète ces conditions naturelles préexistantes. La découverte des zones sensibles s'est faite essentiellement après coup. Le risque sismique ne peut être exclu dans tout nouveau projet de fracturation hydraulique.

Ce qui est nouveau également dans les dernières évidences de terrain est que l'effet de la fracturation s'étend bien plus loin que ce qu'on pensait précédemment. Les spécialistes de l'industrie clament le plus souvent que la fracturation s'étend sur 120 ou 150m** à partir du point d'injection du fluide de fracturation. Les données d'écoute micro sismique donnent des distances bien plus grandes dans des secteurs où existent des petites failles: jusqu'à 550 m pour la propagation de la fracturation.  Les récentes études qui établissent un lien causal entre la séismicité et la fracturation hydraulique montrent que la limite de l'extension des fractures ne constitue pas la limite pour la perturbation du massif rocheux, car l'impact va bien plus loin. L'extension volumique dans la partie du roc qui subit la fracturation a comme corollaire une compression du roc avoisinant, qui se répercute sur le fluide contenu dans des fractures et des failles qui peuvent se situer à quelques milliers de mètres. L'augmentation de pression dans ces fluides déstabilise certaines failles et déclenche éventuellement des séismes. Il n'est pas nécessaire que ce soit le fluide de fracturation hydraulique qui se rende jusque dans la faille pour déclencher le séisme; il suffit que la pression soit transmise à distance par le roc pour produire un effet comparable.

Par chance jusqu'à maintenant, les régions sensibles et où sont exploités des gisements non conventionnels sont également hors des zones à forte densité de population; il n'y a donc pas eu encore de séisme dévastateur. Mais comme le souligne Maurice Lamontagne dans le reportage de Découverte, un séisme de magnitude cinq ou six causé par cette activité industrielle se produit à une faible profondeur (quelques km); il a un potentiel dévastateur bien plus considérable qu'une secousse naturelle de même magnitude, car le foyer des séismes préexistants de faible profondeur se situent plus couramment entre 5 et 20 km sous la surface. Personne ne peut fixer une limite de magnitude pour le risque de séismes induits; en clair, même si pour l'instant on a observé des magnitudes 3, 4 et 5, il n'est pas exclu que des secousses plus fortes de magnitude 6 puissent éventuellement survenir.

*  Le réseau d'écoute sismographique canadien, comme celui de bien d'autres pays, était jusqu'alors essentiellement conçu pour la détection des séismes naturels dans les grandes régions sismiques du pays. Les stations étaient le plus souvent trop loin et le réseau trop peu dense pour la détermination précise des paramètres de localisation et de profondeur des séismes causés par  la fracturation hydraulique.

** Au Québec, de façon tout à fait ridicule dans sa présentation au BAPE, l'Association Pétrolière et Gazière limitait le risque d'extension maximale des fractures à 90 mètres !

Addendum 2017: aux régions où le lien séisme & fracturation hydraulique est manifeste, il faut aussi ajouter la région du Sichuan en Chine.

dimanche 1 mai 2016

De la fracturation "à petite échelle"?

Après bien des hésitations (on y va - on y vas pas !) de notre premier ministre,  Pétrolia, l'opérateur désigné pour les opérations du consortium Hydrocarbures Anticosti, attend de recevoir sous peu les trois permis demandés pour trois forages avec fracturation qu'il souhaite faire cet été 2016, mais qui ne seront peut-être aussi achevés qu'à l'été 2017. J'ai écrit en mars dernier que ces trois permis seraient accordés, car les règles d'attribution ont été conçues justement en fonction des besoins de l'industrie pétrolière et des scénarios élaborés au gouvernement pour Anticosti.

On insiste au gouvernement pour dire que ces trois forages ne constitueront que des opérations limitées de fracturation; comme on disait au gouvernement en 2014 et 2015 que les forages d'exploration n'étaient pas des forages*, mais des "sondages stratigraphiques". On tentait ainsi de minimiser la nature réelle des opérations.

Qu'en est-il exactement de ces opérations de forages avec fracturation? Est-ce vraiment limité?  C'est l'objet de mon présent billet du mois.

La figure ci-dessous montre un bloc type de ce qui constitue une plate-forme de forage: dix forages implantés sur un même site qui permettraient d'aller couvrir en souterrain une superficie de 4 km2 (1,25 km x 3,2 km). Un forage seul s'étend horizontalement sur 1,6 km et il permet de couvrir 0,4 km2 (c'est-à-dire 400 000 m2).

Fig.1 Une plateforme de 10 puits et l'étendue couverte sous-terre.







Les trois forages seront implantés dans le shale Macasty, qui a une épaisseur estimée d'environ 60 mètres dans le site prévu pour le forage Jupiter HZ. Le volume de roc qui sera fracturé dans un seul forage déborde de part et d'autre de cette couche de 60 m. Les fractures s'étendront plus probablement sur 125 mètres au minimum. C'est à peu près la hauteur du plus haut édifice à Québec (33 étages à l'édifice Marie-Guyart: hauteur 132 m). 

Il est assez difficile de visualiser mentalement ce que représente le volume de roc fracturé par un seul forage. Il est donc plus pertinent d'en faire une représentation graphique en 3D qui respecte rigoureusement les dimensions données pour un forage unique. Pour rendre visible ce qui se situe sous terre, je vous présente ce modèle 3D sorti de terre.  Je le présente justement juxtaposé à l'édifice Marie-Guyart, au sommet duquel siège le ministère qui a émis ces trois permis de forage. La portion de terrain d'Anticosti (250 m x 1,6 km) est transportée et superposée sur les édifices du Vieux Québec, ainsi que le forage et sa zone de fracturation dans leurs dimensions réelles:

Fig.2  Un puits unique et le volume de roc fracturé sous-terre, comparé avec les édifices du Vieux-Québec -  Cliquez sur l'image pour voir l'animation. Il y aura trois fracturations de cette taille autorisées à Anticosti.


Le volume de roc fracturé variera avec l'extension réelle des fractures: entre 75 et 125 millions de mètres cubes à chacun des trois sites. Ce n'est pas réellement "une petite fracturation" comme on tente de le laisser entendre. De plus, c'est une modification irréversible du roc. Sa perméabilité est augmentée de plusieurs ordres de grandeur, ce qui rend possible la circulation des fluides: méthane, alcanes, composés gazeux ou liquides qui sont ainsi libérés du shale qui antérieurement les emprisonnait de façon étanche.

Que l'exploitation des hydrocarbures ait lieu ensuite, ou qu'on abandonne le tout sans exploiter, ne changera que très peu le problème qu'on va créer sur ces trois sites. Les trois forages avec fracturation sont là pour l'éternité; il est impossible de sceller de façon permanente les puits abandonnés. Les scellements et les puits auront une durée de vie technique après laquelle la corrosion fera son oeuvre. On va créer avec ces trois fracturations, trois sites problématiques et coûteux pour les générations futures. Il est extrêmement complexe de gérer les émissions de méthane dans des vieux puits corrodés. C'est encore plus complexe pour des gaz qui suivent des chemins inconnus loin de la tête des puits dans des zones des fractures du roc entre les portions profondes des forages et la surface du terrain.
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* Pas des forages vraiment? Les appels d'offres réfère pourtant à l'emploi de foreuses, opérés par des foreurs, pour pouvoir forer en profondeur jusqu'à la couche de shale, etc. Ce sont bel et bien des forages réalisés pour faire de l'échantillonnage visant à caractériser le roc recueilli par ces opérations de forage. Les raisons de l'introduction en novembre 2014 de l'appellation "sondage stratigraphique" étaient une manœuvre pour contrer une intervention du CQDE.